Durant l'hiver 2020-2021, le Théâtre du canal, à Redon, a demandé à Alexandre Koutchevsky d'écrire une série de courts textes pour accompagner un visuel en forme de poulpe. La culture était confinée, mais les journaux paraissaient encore, et ces chroniques allaient sortir de façon un peu mystérieuse, sans signature, entre l'horoscope et la météo. Alexandre, connaissant mon intérêt pour les céphalopodes, m'a proposé d'écrire la moitié des textes. Les voici rassemblés.
Alexis Fichet
1
- Pourquoi un poulpe ?
- Parce que ses émotions se lisent sur sa peau.
- Les émotions du poulpe ? Ça existe ?
- Parfaitement. Il peut ressentir de la colère, de la tendresse, de l’affection.
- Et il rougit quand il est ému ?
- Non, il rougit plutôt quand il est en colère. Ému, ou amoureux, il blanchit.
- Une couleur par sentiment, alors ?
- Non, c’est plus compliqué. Comme nous, le poulpe est souvent traversé de sentiments contradictoires. Tu sais qu’il possède un cerveau par tentacule ? Parfois les tentacules ne sont pas d’accord entre eux. L’un s’ennuie, et veut sortir du théâtre, tandis que l’autre s’accroche à son siège. Dans ces cas là, le poulpe n’a pas une couleur unique, il est parcouru par des mouvements sur tout son corps, comme des vagues noires et blanches qui ondulent.
- Magnifique !
- Quand il va au théâtre, le poulpe commence par prendre la couleur de son siège, c’est sa façon de se sentir chez lui. Mais quand le spectacle commence, dans le noir, sa peau s’anime comme un écran, et elle va passer par le rouge, l’orange, elle va suivre des ondulations noires et blanches…
- C’est du spectacle vivant !
- Oui, il montre sur sa peau les émotions que nous gardons pour nous.
2
- Pourquoi un poulpe ?
- C’est un animal qui aime être confiné.
- Ah oui ?
- Oui, le poulpe est heureux quand il peut se lover dans un endroit très étroit, très serré, très sombre. Quand il ne trouve pas de trou, il se cache dans une vieille boîte de conserve, ou bien dans une amphore romaine. Il ne sort que pour aller au théâtre, ou pour voir des amis.
- Moi, aimer le confinement, je n’y arrive pas.
- Ah oui mais attention ! Le poulpe aime le confinement volontaire, pas le confinement forcé. Dès qu’on essaie de l’enfermer, il s’échappe. C’est le cauchemar des aquariums.
- Il s’échappe ?
- Oui, tout le temps. C’est le roi de l’évasion. Par exemple, s’il y a un concert des Têtes raides, rien ne l’arrêtera.
- Et si on met un couvercle très lourd ?
- Il le soulève. Il se colle contre la paroi avec ses ventouses, et il déplace le couvercle. Et si ce couvercle est vraiment trop lourd, il va trouver autre chose. Par exemple s’enfuir par un tuyau, ou par une fente. Il peut se déformer et passer par des trous minuscules.
- Et si le spectacle est annulé ?
- Il passera par un trou de serrure pour voir des répétitions.
3
- Pourquoi un poulpe ?
- Parce qu’avec le réchauffement climatique, le niveau de la mer monte.
- Et alors ?
- Alors on ne parle plus d’inondations classiques, on ne parle pas de la Vilaine qui déborde, on parle d’un monde entièrement recouvert par de l’eau salée. Et qui ira au théâtre si la salle est plongée dans l’eau ?
- Uniquement les gens qui savent nager.
- C’est ça, uniquement les gens qui savent nager, uniquement ceux qui savent respirer avec un tuba, et uniquement ceux qui aiment regarder un spectacle depuis la surface.
- On va perdre beaucoup de public.
- C’est évident. Donc il faut élargir, toucher d’autres sensibilités, et notamment les espèces qui peuvent regarder sous l’eau.
- Les poissons !
- Oui mais non. Ça ne tient pas en place, un poisson, et puis ça ne comprend rien, ça n’a aucune mémoire. On ne peut pas compter sur les poissons. Il nous faut des espèces intelligentes.
- Les dauphins ?
- Les dauphins sont très intelligents, mais ils ne tiennent pas en place, et ils sont très bruyants. J’ai peur que les compagnies refusent de jouer devant les dauphins. Ils crachent, ils crient…
- Alors quoi, le public du futur, ce ne sont que des poulpes ?
- J’en ai bien peur…
4
- Pourquoi un poulpe ?
- Parce que ça me met l’eau à la bouche.
- Quoi ? Tu veux manger du poulpe ? Mais c’est cruel !
- À la plancha, c’est délicieux.
- Mais c’est un animal sensible, le poulpe…
- Oui, sensible, et qui a bon goût !
- Il a une excellente vue.
- Avec un filet d’huile d’olive et du piment…
- Chacune de ses ventouses lui procure des sensations !
- Il faut bien le cuire sinon c’est un peu caoutchouteux.
- Chacun de ses tentacules est un cerveau indépendant.
- Une fois bouilli, tu découpes en petits tronçons que tu fais revenir dans un peu d’huile d’olive. Avec éventuellement un peu d’ail écrasé.
- Comment peut-on se résoudre à manger un animal aussi intelligent ?
- Avec un couteau et une fourchette.
- Tu te moques de moi ?
- Et des frites, à la limite.
- Mais, quand tu le manges, tu réalises tout ce qu’il a vécu, tu te rends compte qu’il a été traversé par des images, des émotions, et peut-être, même, des pensées ?
- Bien sûr. C’est ce que disait justement un jour un indien de la forêt amazonienne à un anthropologue français qui vivait parmi eux.
- Quoi ?
- Le problème avec la nourriture, c’est qu’elle est pleine d’âmes.
5
- Pourquoi un poulpe ?
- Pour la spectaculaire beauté des nuages.
- Des nuages en forme de poulpe ?
- Non, ceux que le poulpe expulse dans la mer…
- Il crache ?
- Seulement quand il est attaqué. Ça lui prend du temps de fabriquer cette belle encre d’un noir profond, alors il ne la gâche pas. Mais quand ça sort, c’est magnifique : de grands voiles sombres, des masses d’obscurité, apparition et disparition du paysage…
- Le poulpe se cache dans le nuage ?
- Non, il est déjà parti. Le nuage est un brouillage, il sert à masquer sa fuite. L’agresseur reste seul devant ces images mouvantes, avec le goût de l’encre dans la bouche. Comme une brume qui se lève peu à peu et découvre la campagne, l’encre du poulpe se dilue doucement dans l’océan, le fond marin réapparaît. Le prédateur reste seul.
- C’est qui le prédateur ? Une murène ?
- Ou un humain. Songeur.
- Qu’est-ce qu’il se dit, l’humain, seul devant ce nuage d’encre ?
- Il se dit que l’avenir au temps du virus est comme un paysage sous-marin après le passage d’un poulpe : brouillé, flouté, obscurci. Mais qu’avec le temps tout finira par s’éclaircir.
- Eh bien, il t’inspire, ce poulpe !
- Un animal qui contient de l’encre, c’est parfait pour un auteur.
6
- Pourquoi un poulpe ?
- C’est un animal intelligent.
- C’est quoi un animal intelligent ?
- Ça dépend. L’homme cherche une intelligence qui lui ressemble. Par exemple une capacité d’apprentissage.
- Le poulpe peut apprendre ?
- Oui. Et utiliser un outil. Très peu d’animaux savent utiliser un outil : certains singes, quelques corbeaux, les dauphins. C’est tout. Le poulpe est un mollusque, comme les escargots. Un invertébré. Qu’il puisse utiliser un outil ou jouer, c’est une révolution dans la compréhension de l’évolution.
- Magnifique.
- Mais l’intelligence est relative.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- On considère intelligents les animaux qui nous ressemblent, qui savent bricoler ou jouer. Mais d’autres intelligences nous sont inconnues. Par exemple savoir voler en groupe : les étourneaux, les oies, les sardines ou les calamars possèdent ce don. Et nous, non.
- Ça rend humble : il faut respecter les formes de vie qui nous échappent.
- C’est ça. Au théâtre, quand je m’ennuie et que mon voisin s’éclate, c’est insupportable, et pourtant c’est comme ça.
- C’est une intelligence.
- Oui. Le spectateur est une forme de vie, et son intelligence peut tenir du calamar ou de l’étourneau, du dauphin ou du bonobo.
7
- Pourquoi un poulpe ?
- Pour son côté queer.
- Le poulpe est queer ?
- Oui, puisqu’il est aussi pieuvre.
- Ah. Le poulpe est le mâle de la pieuvre.
- Non, ça ne serait pas queer. Le poulpe est la pieuvre. La pieuvre est le poulpe. C’est le même animal.
- Pourquoi deux noms ?
- C’est à cause de Victor Hugo. Dans son roman Les Travailleurs de la mer, il introduit le poulpe comme une créature effrayante, et il l’appelle « la pieuvre ».
- Donc quand tu attrapes un poulpe, tu attrapes une pieuvre, mais tu ne sais pas si c’est un mâle ou une femelle. Mais lui, elle sait ?
- Oui ! Le poulpe est mâle ou femelle. Il n’est pas hermaphrodite, contrairement à ses cousins les escargots, ou ses voisins les mérous.
- D’accord. Et le calamar c’est aussi la même bête ?
- Non, le calmar c’est une autre espèce.
- Le calamar.
- Le calmar.
- Non ! Calamar, avec 3 A.
- J’ai un doute. Vérifions : on peut dire les deux. Bref, le calmar, ou calamar, c’est une autre espèce, qui nage en pleine eau, alors que le poulpe, ou la pieuvre, reste au fond.
- Ah, donc le calamar est une seiche.
- Encore raté. La seiche est un troisième animal, un peu différent. En Bretagne on l’appelle Morgate ou margate.
- Pas simple. Ça nous fait 6 ou 7 noms pour 3 animaux !
8
- Parce qu’un siphon.
- Ainsi font font font, les petites marionnettes ?
- Non, un siphon propulseur.
- Un siphon fon fon propulseur ? C’est un ustensile de cuisine ?
- Non, un des muscles du poulpe. Caché parmi les tentacules, c’est une espèce de super réacteur qui lui permet de partir d’un coup, très vite.
- Et ça marche au kérosène ?
- Non, plutôt à l’eau et à l’encre. C’est par là que le poulpe respire, et qu’il crache. Quand il veut s’enfuir, il contracte très fort, expulse un jet puissant qui le propulse en arrière.
- Et ça ressemble à quoi ?
- Un gros tube en caoutchouc, tout droit, dans lequel on pourrait glisser un doigt.
- Et si on glissait un doigt, ça ferait une marionnette ?
- Ce serait très malpoli.
- Ah.
- C’est curieux, le poulpe est un animal difforme, étrange, alors il y a toujours cette idée, vivant ou mort, de s’en servir comme d’un jouet, d’y mettre les doigts, de se le mettre sur la tête…
- Oui, comme une perruque, j’ai déjà vu ça. Pierre Desproges, non ?
- Entre autres… Les poulpistes sont nombreux. Mais quel manque de respect !
- Mais c’est amusant !
- Non, vraiment… Je crois qu’il faut qu’on arrête de porter des poulpes sur la tête.
9
- Pourquoi un poulpe ?
- Pour la beauté de la mémoire.
- Tu veux écrire les mémoires d’un poulpe ?
- Ce serait utile. Les poulpes ont un problème : ils ne transmettent pas ce qu’ils ont appris. Ils sont très intelligents, ils apprennent toute leur vie, mais ils ne transmettent rien. Les techniques de chasse, les meilleurs abris, les spectacles à ne surtout pas rater : tout est perdu quand un poulpe meurt.
- Qu’est-ce qui se passe ? Ses enfants ne lui posent pas de questions ?
- C’est tragique. Le père est absent. La mère, elle, dépense toute son énergie pour protéger les oeufs qu’elle a pondus dans sa grotte.
- Elle les protège des prédateurs ?
- Oui, mais pas seulement : elle ventile, elle remue les grappes d’oeufs, elle veille, elle surveille. Entièrement dévouée, elle en oublie de se nourrir. Quand les oeufs vont éclore, elle sera morte.
- Ils naîtront orphelins.
- Voilà. Et devront tout apprendre à nouveau, tout comprendre du monde qui s’offre à eux.
- C’est triste !
- Oui : pour nous la mémoire est intime et collective, elle est faite de ce que nous avons vécu, mais aussi de tout ce qui nous est transmis par nos parents, ou par la communauté. Le poulpe, lui, est autodidacte, et sa mémoire est solitaire.
10
- Pourquoi un poulpe ?
- Pour la beauté de la fiction.
- Les poulpes écrivent des fictions ?
- On ne sait pas. On en sait peu sur l’étendue de l’imagination chez les animaux. Il semblerait que la fiction, ou l’imaginaire, soient des inventions purement humaines.
- Pourtant on parle de poulpe fiction.
- C’est vrai. Les poulpes fictions forment un genre de récits très singulier. La poulpe fiction est en générale effrayante, visqueuse, tentaculaire. Dans la poulpe fiction, on croit attraper quelque chose et puis tout s’enfuit, tout nous échappe, ça glisse. Et à la fin il y a Bruce Willis.
- Vous faites des jeux de mots douteux aussi vite que le poulpe fait sa bulle.
- Vous délirez, le poulpe ne fait pas de bulle. Ce n’est pas un auteur de BD… Ce qui lui plait, c’est plutôt le théâtre, le changement de costume, la métamorphose.
- Et en période de couvre-feu ?
- Le poulpe s’ennuie, alors il écrit des pièces, dans sa tête. Des histoires d’amour où l’on s’enlace sauvagement, où l’on se touche tant qu’on peut, en se plaquant l’un contre l’autre comme des mollusques baveux.
- Oh ! Les contacts et le théâtre me manquent tellement ! Je veux vivre avec Bruce dans une poulpe fiction !